Première rencontre

 

photo de deux verres de vin rouge sur une nappe

Rencontre autour d’un verre de vin


Dans l’air flottait un léger parfum de café et les abat-jour versaient une lumière chaude dans la salle boisée du « Vin devant soi ». L’ensemble des fauteuils en velours formait un cocon de douceur, tout en contraste avec la rue grise et glaciale, où les passants se bousculaient en cette St Sylvestre.


Ses yeux étaient rivés sur le verre.

Grenat. C’était le mot qu’il cherchait.

La teinte d’un bijou éclatant ou d’un sourire empourpré. La brillance comme un appel, une invitation.

Il pressentait les notes fruitées qui viendraient bientôt taquiner ses papilles. Une gorgée de groseilles et de myrtilles. Une belle promesse était là, entre ses doigts.

S’il était ainsi tout à ses sens, c’est que Vincent ne voulait pas perdre pied.

Déjà que sa main tremblait. Le silence aussi le gênait.

-Ce… Ce vin semble délicieux, réussit-il à prononcer, les yeux encore baissés.

-Goûtons-le ! lança-t-elle aussitôt. Son ton enjoué, presque léger, donnait une charmante tournure à leur rendez-vous.


Vincent osa donc un coup d’œil, les joues rouges piment.

Suzie, face à sa gêne, laissa s’échapper un rire en cascade. Elle lui adressa un doux sourire comme pour éviter qu’il ne se vexe.

Puis elle saisit le verre et le porta à ses lèvres. Elle sirota cette première gorgée les yeux mi-clos.

La fraîcheur du vin la surprit :

- Il est friand et fruité. D’où vient-il ?

Vincent retourna la bouteille et en détailla l’étiquette :

- C’est une vigneronne de Sainte-Cécile-les-vignes qui l’a imaginé pour nous.

- Comment ça, pour nous ?

- Eh bien, elle précise : ce vin accompagnera à merveille les instants troublants de votre première rencontre.

Suzie et Vincent pouffèrent de rire en chœur.

Vincent s’était redressé et posait à présent son regard sur Suzie.

Il goûtait à sa joie nouvelle de la rencontre, tel un bambin autorisé à sauter dans les flaques.


Juste quelqu’un de bien


Avant cet éclat de rire avec Suzie, Vincent était comme scindé en deux : une partie agissante, l’autre observatrice. Il était encombré par lui-même, se sentait maladroit, hésitant. Il craignait que son trouble le ridiculise. Il lui semblait avoir quinze ans et n’osait lever les yeux sur elle.


Pourtant, il avait fait preuve d’audace. Il avait improvisé un commentaire sur l’étiquette du vin. Et surtout, il fut pris d’un éclair de génie lorsqu’il avait évoqué sa vulnérabilité : loin d’accentuer sa gêne, cette mise à nu l’avait sauvé.

Son audace était récompensée. Il avait négocié le cap du premier échange avec succès, tel un marin aguerri, bravant la houle des émotions.

Il reprenait une certaine assurance et découvrait le plaisir d’une complicité naissante.


Son pouls ralentissait, il commençait à se détendre pour vivre pleinement cet instant. Il respirait en gonflant ses poumons, c’était bon.

Encouragé par l’humeur légère de Suzie, Vincent s’enhardissait. Aux commandes, il naviguait en mer inconnue avec une forme d’aisance. L’échange se poursuivait comme il avait commencé : ils se racontaient avec humour, et Vincent entrecoupait le récit de commentaires sur ce qui se déroulait sous leurs yeux. « Là, nous sommes moins gênés. », « Attention, la confiance grandit. »,  « On dirait qu’on s’entend bien tous les deux… »


Soudain, Suzie interrompit la discussion d’un geste de la main et jeta un œil à son téléphone.

- Je dois y aller. J’ai promis à ma tante de passer la voir avant le dîner. Il est temps que je rentre.

- Oh… Quel dommage.

- Oui, nous pourrons reprendre cette conversation une prochaine fois, lança-t-elle, en penchant la tête sur le côté, un charmant sourire aux lèvres.

Elle se leva, enfila son manteau de laine et ses gants, s’approcha de Vincent et lui fit une bise sur la joue.

- Je te raccompagne ?

- Non, non, merci, je préfère marcher seule.

Suzie tourna les talons et laissa Vincent tout penaud, tant le départ lui parut précipité.


Le jeune homme resta un moment interdit, se rassit et rassembla ses idées.

« Rire ensemble, ce n’était pas rien. C’était rire. Et c’était ensemble, se dit Vincent.

Certaines personnes n’ont pas d’humour, ou alors pas le même.

Mon premier mot d’esprit aurait pu tomber à plat, mais il a été saisi par Suzie pour s’épanouir en éclat de rire.

Ses yeux y sont pour beaucoup.

Ils pétillent, comme de fines bulles malicieuses perlent à la surface d’une flûte de Champagne. Ils lui vont bien. »


Tout à sa rêverie, Vincent se sentait léger et fort à la fois. Empli d’une belle énergie. Pourtant le départ soudain de Suzie le questionnait. Était-ce un prétexte pour écourter la conversation ? Avait-il été trop loin dans ses commentaires ?

Il en avait assez de ces réflexions vaines. Il l’interrogera directement pour en avoir le cœur net.

Il cherchait une femme sincère. Aucune autre exigence. Pas de desiderata de couleur de cheveux, de taille ou de tempérament. Là où certains tenaient à un portrait-robot, lui désirait juste quelqu’un de bien.


Il voulait une danse jubilante

Ce début d’année était particulièrement froid. Les pavés recouverts par endroits d’une fine couche de gel, scintillaient sous les premiers rayons du soleil.

Les mains enfoncées dans les poches, Vincent s’amusait à souffler de la vapeur d’eau. Les boutiques levaient leur rideau. Vincent s’engouffra dans la boulangerie d’où exhalait une irrésistible odeur de pain chaud.

Les brioches dodues et les croissants feuilletés trônaient, sûrs de leur effet.

De dodues brioches et des croissants luisants aguichaient les gourmands.

Vincent croqua dans un beignet, avant même d’être sorti. La pate moelleuse était un délice fondant en bouche. En quelques enjambées, il gagna son échoppe.


Chaque matin, il était fier d’en ouvrir la porte. Il commença à se faire couler un café avant d’aller rincer les verres de la veille. La dégustation en présence du vigneron avait rencontré un certain succès. Il avait été étonné par la moyenne d’âge. Plusieurs couples entre 25 et 35 ans, intéressés par la découverte, de nouvelles expériences autour du vin.


Affairé à ses tâches habituelles, son esprit vagabonda jusqu’à sa soirée avec Suzie. Il se repassait la scène en boucle. Son esprit vif, ses yeux pétillants lui chatouillaient le cœur.

Il fallait qu’il la revoie. Bientôt. Il voulait que ses souvenirs avec elle se bousculent dans sa tête. Que des moments magiques virevoltent en une danse jubilante.


Vincent sirotait son café brûlant quand le chat siamois de la fleuriste vint réclamer son écuelle de lait. L’interruption le fit atterrir. Il était temps de s’activer, faire le réassort, laver le sol…


Le cœur  presque léger et une poignée de légumes frais

A l’autre bout de la ville, Suzie rendait sa visite matinale à sa tante Alice. 1,50 m de vigueur, et 85 ans qui en paraissent dix de moins. Chaque jour Alice consacrait deux heures à son potager. Elle faisait des étirements et quelques squats en tenant des bouteilles pleines, pour conserver ses muscles.


Cette routine lui prodiguait la force nécessaire à l'accomplissement de sa lourde tâche quotidienne.

Alors que Suzie poussait le portillon, elle aperçut sa mère, Marguerite,  assise sur le banc du jardin. Elle savait qu'elle pourrait rester assise ainsi des heures durant.

Les graviers de l'allée crissèrent sous les pas de Suzie. La vieille dame se redressa et l'observa surprise, l'air perdu.

Depuis deux ans que cette saleté d’Alzheimer grandissait sous le chignon blanc, Suzie s'y était faite.

Déjà, Marguerite ne s’échappait plus. Elle laisser passer les heures, ouvrait parfois la bouche, pour balbutier des bribes de phrases sans queue ni tête.


Suzie l'embrassa de bon cœur, puis rejoignit Alice qui préparait le café à la cuisine.

Le crochet qu’elle s’accordait ainsi chaque matin avant de rejoindre son salon de thé, était comme ajouter des bémols à la partition de sa vie. Un bref écart qui imprimait à sa journée une tendre tonalité. Une forme de douceur dont elle raffolait.

Elle savait qu’il ne fallait pas rester seule. Mais s’entourer. Bien s’entourer.


Depuis dix ans célibataire, elle avait lâché l’illusion de rencontrer un homme aimé et aimant. Elle s’emplissait de l’affection de ces deux petites dames âgées et repartait le cœur léger, avec une poignée de légumes tout juste cueillis.


Alors qu’elle s’éloignait de la maison des aïeules, Suzie repensa à Pétronille, sa petite voisine : elle avait bien fait d’insister. Elle lui avait créé, en un rien de temps, un profil sur TrouveTonTruc.com. Un site où l’on trouvait tout, même l’amour, semblait croire la jeune étudiante. Et contre toute attente, Suzie avait matché avec un homme. Et c'était Vincent. Une heureuse surprise, dans sa ville même. Elle n’attendait rien de sérieux. Elle cherchait avant tout à s’échapper de son quotidien.


Curieusement, cela avait été plus loin. Elle s’était laissée toucher par ce grand garçon un brin maladroit. Elle aimait son regard tendre sur le monde, sa sensibilité et ses tempes blanchissantes. Elle aimait qu’il aime le vin, aussi. Partager ce plaisir lui paraissait précieux. Et il en parlait si bien, avec des mots simples, qui la mettaient à l'aise.


Pourtant, elle avait dû écourter leur rencontre, pour répondre à l’appel au secours d’Alice. Elle avait un pincement au cœur. C’était la troisième fois que sa tante lui demandait de l’aider à coucher Marguerite. Sa mère commençait à glisser sur une pente savonneuse, et elle aurait tant voulu lui adoucir la chute.



Une tendresse puissante

Suzie passa au salon de thé déposer ses courses avant de filer rejoindre Vincent à sa boutique.

Il l’avait invitée à venir découvrir où il passait ses journées. Après avoir tourné la clé , elle traversa à pied la petite ville pavée. Elle avait grandi là, mais elle connaissait mal ce quartier, le plus au sud.


Elle admirait sur le passage quelques maisons à colombage, quand elle aperçut la vitrine éclairée du caviste. Vincent était accroupi, de dos, occupé à ranger des bouteilles.

Elle pénétra et devina la joie de son hôte, à son empressement à l’accueillir. Ses yeux riaient.

Il la débarrassa de son manteau et lui tendit un verre.

-Déjà ?

-Le matin, les papilles sont plus réactives, lui  assura-t-il.

-Que veux-tu me faire goûter ?

-Raconte-moi d’abord le vin dont tu te souviens. Ton dernier coup de cœur. Qu’est-ce qui t’a plu en lui ?

- D’accord. Je veux bien essayer. Eh bien… C’était un vin rouge. J’ai été surprise. J’ai aimé sa fraîcheur. J’avais l’impression de goûter à de la douceur, c’est un peu bête, n’est-ce-pas ?

- C’est passionnant tu veux dire ! ça parle de toi et de tes goûts.

- Oui, mais je ne connais pas trop le vocabulaire du vin. Je ne sais pas comment le décrire.

- Comme tu l’as fait, c’est parfait. L’idée c’est de se comprendre. Alors pourquoi ne pas le faire avec des mots simples, ceux qui te viennent ? Tu peux parler de ses traits de caractère principaux, comme tu le ferais d’une personne.


Vincent, dans son univers professionnel, semblait à sa place. Il faisait preuve d’une assurance plutôt séduisante. Pas une aisance qui fait de l’ombre à l’autre. Non, une forme de tendre puissance, qui inclut et qui emporte.


Un vin timide

Suzie repartait de la boutique de Vincent, une invitation en poche. Il lui avait demandé :

Viens jeudi prochain, à 18h, je fais un afterwork à la boutique. Nous devrions être une petite dizaine d’amateurs. Je vous apprendrai les bases de la dégustation. Ça te tente ?

Elle s’était enthousiasmée à l’idée d’apprendre quelques gestes et mots pour mieux apprécier le vin. Mais elle se réjouissait tout autant de revoir ce caviste, qui commençait à lui plaire. Il lui avait fait découvrir un duché d’Uzès, elle avait aimé. Il lui avait semblé percevoir des notes de réglisse et une fraîcheur presque mentholée, c’était amusant.

Aujourd’hui… C’était bien de te revoir, lui avait-il glissé, quand elle repartait.

Tenez votre verre ainsi, et inspirez une première fois, en humant l’air.

Vincent était imité par le petit groupe de novices, la tête baissée sur le verre, les yeux fermés pour tenter de mieux capter ce « premier nez ».

Il leur apprenait les bases de la dégustation.

Suzie pris la parole :

 -Je trouve que c’est un vin timide. Il ne me dit…

Vincent l’interrompit aussitôt :

-Attends ! Ce n’est que le début de la dégustation ! Oui, je sais ce que tu veux dire : on dit « le vin est peu expressif ». Mais à ce stade, c’est immérité. Il faut poursuivre le processus de la dégustation. Vous allez tous maintenant agiter le verre comme ceci, pour l’aérer. Puis inspirer profondément pour sentir le deuxième nez.


Suzie s’exécuta. Elle n’était plus très sûre de ce qu’elle ressentait. Elle s’étonnait des images qui lui venaient au fur et à mesure qu’elle se concentrait ses sensations.

Les participants échangeaient leurs impressions et posaient une myriade de questions à Vincent, ravi du tour que prenait la soirée.


Après une petite heure, le groupe commença à se scinder. Certains remerciaient et repartaient avec deux ou trois cols sous le bras. D’autres s’attardaient pour glaner les derniers conseils du caviste passionné.

Une jeune femme aux cheveux bouclés sous un béret toussota pour attirer l’attention de Vincent et le prit à part :

-J’ai apprécié découvrir ces vins, et apprendre des repères sur la Syrah et le Grenache. Merci vraiment pour la soirée. En revanche, si je peux me permettre, ça m’a mise mal à l’aise lorsque vous avez interrompu la dame aux cheveux crépus, qui a parlé d’un vin discret. Comme si elle ne savait rien. C’était gênant.


Un monde onirique

Le lendemain, alors qu’il savourait son café, Vincent repensa à ce que lui avait dit la jeune femme au béret. Il avait été maladroit avec Suzie. Il lui avait coupé la parole, en se positionnant comme « celui qui sait ». Il l’avait fait par réflexe. Il voulait se rattraper. Revoir Suzie. Elle était partie tôt. Il lui présenterait ses excuses.


Vincent envoya un message à Suzie, il se sentit aussitôt plus léger, comme si un nuage sombre s'éloignait.

La réponse fut rapide. Suzie  proposait de la rejoindre à son salon de thé en fin de journée.

Vincent toqua à la porte vitrée, et aperçut Suzie lui faire signe d’entrer.

Elle lui désigna deux fauteuils, où ils prirent place. Elle versa un thé fumé, disposa deux pâtisseries et planta ses yeux dans les siens.

-Goûte, dit-elle enfin simplement, posant son doigt sur la bouche.


Le dos droit, la voix posée, Suzie n’avait pas son sourire habituel. Elle se mit à parler de ses sucreries avec sensorialité et décrit son thé comme un air de musique. Une forme de poésie gourmande.

Vincent goûtait ses paroles. Il la suivait dans un monde onirique, il voyageait.


-Que comprends-tu de moi ? interrogea enfin Suzie.

-Je vois que tu es différente. Je ne déguste pas comme ça. Mais j’ai tout intérêt à me taire parfois. Surtout si c’est pour t’interrompre. Excuse-moi pour hier soir, j’ai agi par réflexe.


En quittant son amie ce soir-là, Vincent se dit que la dégustation « normée » c’était intéressant, voire indispensable pour les professionnels, mais qu’il devait exister d’autres façons de parler du vin, pour tenir compte des sensibilités de chacun, et des occasions.


Peut-être pourrait-il demander à Suzie d’intervenir dans ses afterworks, pour mettre à l’aise les autres participants à la dégustation ?


Et vous, chères lectrices, chers lecteurs, qu'en pensez-vous? Comment voulez-vous finir cette petite nouvelle?